Sociologue et professeur de sciences politiques, consultant en développement auprès d’organismes nationaux et internationaux, membre fondateur de l’Observatoire tunisien de la transition démocratique, Mohamed Kerrou est la preuve évidente de la grande divergence des intellectuels tunisiens quant à la qualification des événements du 25 juillet et leur impact. Son soutien au Président de la République est clair et franc. Il en explique dans cet entretien les raisons, en proposant plusieurs grilles de lecture, dont l’historique.
Le 25 juillet au soir, les Tunisiens sortent dans la rue manifester spontanément. Quel sentiment serait à l’origine de cet élan populaire ?
Il s’agit d’une situation complexe qui ne date pas d’hier. C’est une crise globale que traverse la Tunisie. Une phase de tentions et de désordre qui a duré dix ans, se caractérisant par des conflits de pouvoir, d’identités et des conflits de valeurs. Or, une réponse a été apportée pour la résolution de cette crise. Une réponse qui confirme la spécificité tunisienne. Un coup de force qui ne se réduit pas à un simple coup d’Etat. La preuve, ce coup de force ne provient pas du pouvoir uniquement, c’est le fait d’une société qui s’est exprimée dimanche 25 juillet.
Vous voulez dire que le passage en force se traduit à la fois par les mesures exceptionnelles annoncées par le Président de la République et par le soutien manifeste et immédiat exprimé par une partie des Tunisiens ?
Tout à fait. Autre spécificité de ce coup de force, les adversaires sont toujours là. Ils sont immobilisés sans subir de violence. Pas d’agressions physiques, ni une seule goutte de sang versée, pas d’arrestations.
Si quand même, il y a des arrestations, sans effusions de sang, oui, mais l’ancien chef de gouvernement aurait démissionné sous la contrainte physique.
Ce n’est rien. Les coups d’Etat se font dans des bains de sang. Ils sont généralement accompagnés de guerre civile. Le coup d’Etat, si tant est que c’en soit un, a été fait à la tunisienne. Si le 25 juillet est un coup d’Etat, le 7 novembre 1987 l’était également et le 25 juillet 1957 aussi. Si l’on veut remonter encore dans le temps, la fondation de la dynastie husseinite en Tunisie s’est faite moyennant un coup d’Etat, en 1705 lorsque Housseïn Ben Ali avait pris le pouvoir. L’histoire de la Tunisie est émaillée de coups de force ou coups d’Etat, si l’on veut, mais à la tunisienne, d’une manière civile, sans violence ni effusion de sang. Toutes ces dates représentent des tournants majeurs qui ont changé l’histoire du pays. Les escarmouches relayées par les réseaux sociaux ne seront pas retenues par l’Histoire. C’est le génie de la Tunisie qui en train de se déployer à travers une récurrence historique. Le contexte sociologique réside, lui, dans l’exaspération des gens. Les gouvernés étaient excédés. Ce coup de force n’est pas le fait de l’Etat uniquement, mais des Tunisiens également sortis pour dire Basta !
Basta à qui, à quoi ?
Le seul vrai pouvoir en place est représenté par le parti Ennahdha et quelques alliés. Les Tunisiens sont exaspérés par la généralisation de la corruption, plus récemment par la catastrophique gestion de l’épidémie. Ils ont explosé. Je tiens à dire que l’histoire des dédommagements réclamés par les dirigeants islamistes (3.000 millions de dinars) a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Il faut relier cet épisode au contexte pandémique.
Comment Rached Ghannouchi, qui passe pour un être un fin politique, a-t-il pu commettre cette faute politique et morale ; revendiquer une telle somme, alors le pays est en faillite et les Tunisiens frappés de plein fouet par l’épidémie. Comment l’expliquer ?
C’est la preuve qu’il est loin d’être un virtuose de la politique. Ghannouchi s’est avéré être un « meddeb », un chef de tribu ou de clan à la tête d’un pouvoir patrimonial. Un leader doublé d’un as de la politique prend toujours en considération le contexte dans lequel il est et ne cède pas facilement à la pression, y compris de son entourage. Or, la cour qui l’entoure et lui-même se sont outrancièrement enrichis et de manière ostentatoire. Kaïs Saïed, par ce coup de force, a sauvé la Tunisie. Sans lui, les islamistes ne seraient jamais partis d’eux-mêmes. Ils n’auraient jamais quitté le pouvoir. Ce coup de force s’appuie sur la constitution. Il y a plusieurs lectures à faire, non une seule. Toutes les interprétations sont légitimes. Il n’y a aucune raison pour faire prévaloir une interprétation sur une autre ?
Ne faut-il pas être outillé pour interpréter un texte constitutionnel ?
Le débat politique est général et ouvert. C’est un grand acquis démocratique. Toutes les lectures, à mon avis, sont légitimes. De quel droit attaquer les gens, comme cela est en train de se faire, parce qu’ils ont adopté une interprétation plutôt qu’une autre, notamment du fameux article 80. Deuxièmement, il n’y a pas que le texte constitutionnel, il faut tenir compte du contexte. L’interprétation du texte est nécessairement atrophiée lorsqu’elle n’est pas reliée au contexte. En outre, et c’est un élément fondamental qu’il ne faut pas perdre de vue, il y a ceux qui font l’histoire et ceux qui l’interprètent. Le chef de l’Etat n’interprète pas uniquement, il est acteur majeur. Ce n’est pas un professeur assis dans son bureau qui fait sa propre lecture de la Constitution. Le président a la destinée d’un pays entre les mains. Le chef de l’Etat interprète, en même temps il fait l’histoire. Son interprétation n’est donc pas équivalente à celle des autres.
Rached Ghannouchi enchaîne les mauvaises décisions depuis un certain temps. Serait-ce l’âge qui lui aurait fait perdre ses bons réflexes ?
Bourguiba, bien avancé dans l’âge, a eu un sursaut digne d’un grand leader politique. Il avait prononcé cette phrase célèbre lors des émeutes du pain, survenues en 1983 ; « on revient comme avant ». C’est génial ! Il était malade et âgé, le même âge que Ghannouchi maintenant (80 ans). Le grand historien qu’on lit très peu et à qui on fait référence par les mêmes clichés, Ibn Khaldoun, disait : « associer la politique à l’argent nuit à la politique ». Les grands leaders comme Bourguiba, Mandela, Churchill, de Gaulle n’ont jamais amassé de fortune. A contrario, Ghannouchi, son amour de l’argent lui a joué de mauvais tours. Mais encore est-il possible qu’un leader soit détesté par 87% de la population ! Le même pourcentage, à quelques virgules près, soutient Kaïs Saïed. Il faut établir un lien entre la détestation du président du mouvement Ennahdha qui s’est avéré être à la tête d’une mafia, plutôt qu’un parti politique et les soutiens de Kaïs Saïed. La grande erreur, à mon avis, réside dans le fait d’avoir propulsé Rached Ghannouchi à la présidence de l’Assemblée. C’est un poste de conciliation. Or, depuis qu’il a fait son entrée au Bardo, la tension n’est jamais tombée. Contrairement à son prédécesseur, Mohamed Ennaceur, homme de dialogue, qui avait tenté d’apaiser le climat au sein de l’enceinte parlementaire. Mais le Bardo était censé servir de marchepied à Ghannouchi, pour devenir président de la République, et succéder, d’une manière ou d’une autre, à Kaïs Saïed. Le pouvoir ne se partage pas, Kaïs Saïed l’a percé à jour et l’a éjecté hors de l’histoire.
Ne fallait-il pas patienter jusqu’à l’échéance électorale de 2024. Les islamistes sont au plus bas dans les sondages. Les prochaines élections pourraient leur être fatales, notamment avec des candidats qui caracolent dans les intentions de vote, particulièrement Kaïs Saïed et Abir Moussi ?
Les islamistes ont beaucoup d’argent. Ils sont capables de soudoyer les gens et d’acheter massivement les voix. Toutes les expériences montrent que les islamistes ne quittent le pouvoir que par la force. Ils ne croient ni en la démocratie ni à l’alternance politique. Donc, je persiste à dire que Kaïs Saïed a sauvé la Tunisie. Sa mission n’est toutefois pas terminée. Le plus important reste à faire. La lutte contre la corruption est la pierre angulaire de la reconstruction démocratique de la Tunisie.
Vous pensez que c’en est fini de Rached Ghannouchi ?
Il est mort symboliquement. La politique est aussi symbolique, depuis au moins 20 ans. On ne peut comprendre l’histoire contemporaine sans la prise en compte de la dimension symbolique.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples.
La symbolique, c’est tout ce qui est de l’ordre du langage et des signifiants. Je prends pour exemple le drapeau national et son usage politique. Depuis le 14 janvier, que ce soit dans les manifestations à l’occasion du sit-in du Bardo, des funérailles de Chokri Belaïd ou de Mohamed Brahmi, on brandit le drapeau national pour s’opposer au pouvoir islamiste. Il faut voir les photos des femmes drapées de l’étendard national. Elles sont magnifiques. La symbolique renvoie d’un point de vue anthropologique à la nation. C’est une médiation entre la condition temporelle et l’espérance des hommes et des femmes.
L’espérance en quoi, vaincre l’islam politique ?
L’espérance de vivre, de survivre à la politique. La condition temporelle étant mortifère. Les gens sont menacés de mort par le coronavirus face à un pouvoir arrogant. Les gens ont fait le lien entre la condition temporelle qui s’inscrit dans la mort et le désespoir et l’espoir de voir des jours meilleurs. Le 25 juillet incarne un sursaut national et un hymne à la vie. C’est une nation qui s’est imposée contre un pouvoir arrogant et incompétent. Un pouvoir accusé de négligence coupable. Les Tunisiens pensent et l’ont dit, comme avoir été poussés à la mort. Une mort à la fois réelle et physique et une mort symbolique. Une grande partie de la société tunisienne était mélancolique et triste. D’où le terme intraduisible de « ghomma » (chape de plomb, ndlr) que les Tunisiens répétaient. Le pays a sombré dans une sorte de dépression et douleur profondes. Les gens se sentaient comme ensevelis psychologiquement. C’est pourquoi, le 25 juillet, comme le 7 novembre, et les autres dates évoquées peuvent représenter une forme de thérapie collective qui a donné lieu à un sentiment de délivrance de cette « ghomma ». Ennahdha n’a jamais compris l’histoire de la Tunisie ni celle de l’Etat. L’Etat tunisien a un profond ancrage historique. Il ne laissera pas faire. L’Etat est un concept terriblement puissant en Tunisie associé à une histoire qui remonte au moins à l’antiquité. Même Hannibal était au service de la République de Carthage. Le parti Ennahdha, lui, est une annexe de la « Omma » islamique, non pas de l’Etat nation. Seuls les islamistes et les panarabistes, d’ailleurs, peuvent commettre cette terrible erreur d’approche. D’ailleurs, les deux sont victimes de leur ignorance de l’histoire tunisienne.
Les Tunisiens ont choisi une date symbolique, la fête de la République, pour exprimer leur « ras-lebol », d’après-vous ?
Pas seulement. Bourguiba, dont l’héritage est relié à la fête de la République, a été, effectivement, comme ressuscité. Et Bourguiba était le chef de la Tunisie. C’est à ce niveau que Kaïs Saïed a réussi son coup de maître. Il s’est situé d’abord dans l’histoire de la Tunisie et s’est hissé, ensuite, au rang d’un grand leader. La Tunisie ne peut fonctionner sous un régime parlementaire ou semiparlementaire. C’est une tradition anglaise, elle n’est ni tunisienne, ni française d’ailleurs, ni africaine, ni méditerranéenne. Dans la culture politique, l’importance du leader est décisive. Kaïs Saïed a opéré le retour du chef. Lequel chef porte en lui une double dimension. D’une part, il vient pour remédier à la désagrégation du système symbolisée entre autres par le chaos qui règne au parlement où nous avons assisté au déchaînement d’une « horde primitive ». D’autre part, le chef est le mandataire de la communauté en qui cette dernière a confiance. Il a une valeur légitimatrice de l’ordre. A ce niveau, s’érige une autre espérance des Tunisiens de voir l’instauration de l’ordre s’opérer non pas de manière autoritaire, mais avec des outils démocratiques. Rien n’est acquis, Kaïs Saïed pourrait être tenté par l’autoritarisme. Mais, à mon avis, le risque est faible. Je crois en sa bonne foi et sa bonne volonté. Cependant, les réponses de Saïed doivent être données dans le respect rigoureux de l’Etat de droit et des libertés publiques. Je tiens à ajouter, pour rappel, que durant ces dix dernières années, la Tunisie ne fonctionnait pas comme une démocratie. La démocratie avait été confisquée par les islamistes au profit de leurs intérêts propres. Mais, je tiens à le dire, parce que c’est mon sentiment profond, Kaïs Saïed nous a sauvés dans la mesure où nous n’avons pas fini notre vie, je parle des personnes âgées, en compagnie des islamistes.
Oui mais les libertés publiques étaient, disons, protégées. Une diversité politique est représentée à l’Assemblée. Tout le monde n’avaitil pas droit à la parole ?
La démocratie ne se limite pas à la liberté d’expression ni à des élections libres. C’est un fonctionnement. Or, les islamistes ont tout verrouillé. C’était une démocratie de façade. Une grande partie des dons et crédits reçus de l’étranger s’est volatilisée. Ils se servaient directement dans les caisses de l’Etat. Ils ont noyauté les ministères régaliens, encouragé le clientélisme. Outre les indemnisations à hauteur de centaines de millions qu’ils avaient reçues, ils en réclamaient d’autres. Ils ont noyé l’administration par les nominations des partisans dont la plupart sont dépourvus de diplômes et d’expériences. Ils ont miné les institutions de l’Etat par une corruption généralisée. Tous les secteurs d’activité « pour être garantis » ont été infiltrés par les alliés et les obligés. La corruption est par définition antidémocratique. L’édifice démocratique ne peut être érigé sans la lutte contre la corruption et la poursuite en justice des coupables. Il faut jeter les fondations d’abord. Deuxième point, aucune démocratie n’est possible sans pouvoir judiciaire indépendant et une police nationale, républicaine. Est-ce que c’était le cas ? Quant aux médias, je tiens à dire un mot sur les médias aussi bien nationaux qu’internationaux, je constate qu’ils ne suivent pas du tout ce qu’il se passe en Tunisie.
Commençons par la presse internationale, les journalistes viennent sur place, font des reportages sur le terrain, consultent plusieurs sources avant d’écrire leurs articles et rendent compte de ce qu’ils voient et entendent.
Ils ne connaissent pas la culture tunisienne, ni la langue arabe ni le dialecte tunisien, ni les codes. Ils font une caricature occidentale de la réalité tunisienne. En fait, leurs problèmes proviennent d’une méconnaissance de l’Histoire. Ce n’est pas spécifique aux médias étrangers, d’ailleurs, on retrouve chez l’élite tunisienne la même méconnaissance du terrain. Ils écrivent à partir de leurs bureaux, des salons où ils sont reçus ici et des ambassades. Ce qui s’écrit dans les médias internationaux est encore une fois affligeant. La plupart versent dans les clichés et, d’ailleurs, ils ne recourent qu’à des gens qui font partie de leurs cliques, réseaux et de certains milieux parisiens, je dis bien parisiens, c’est très spécifique.
Certains médias estiment que le scénario égyptien est reproduit à l’identique et ont exprimé leur crainte de voir avorter la dernière tentative démocratique du monde arabe.
Le rôle de l’armée en Egypte et celui en Tunisie est très différent. En Tunisie, l’armée est régulatrice de la République civile. En Egypte ou en Algérie, l’armée est la nation. En Tunisie, c’est la nation qui a créé l’armée. Les militaires tunisiens ont été appelés en renfort pour lutter contre la propagation du virus, pour vacciner les personnes isolées, pour acheminer les dons. Nous commençons d’ailleurs à ressentir l’impact positif de la mobilisation d’une partie de l’armée. Les médias étrangers ignorent l’histoire de la Tunisie et assimilent l’armée tunisienne à l’armée algérienne, égyptienne ou celles des pays latino-américains. Ça n’a rien à voir. Les militaires n’interviennent pas dans les débats politiques. L’armée tunisienne est civile et n’exprime pas d’opinons politiques. Elle porte bien son nom « la grande muette ». C’est le cœur de l’histoire tunisienne.
L’avenir nous le dira…
Oui, l’avenir nous le dira. Mais certains signes ne trompent pas. Incontestablement, nous vivons un tournant historique et symbolique par lequel l’Etat revient à la charge et reprend la direction de la société et la société tunisienne elle-même revient à son essence première, ouverte et tolérante. Elle revit sans référence aucune à la religion. L’islam fait partie de la culture générale, chacun est libre de le pratiquer ou pas.
Ce débat dit identitaire battait son plein au moment de l’élaboration de la loi fondamentale à l’issue de la révolution. Il est dépassé. Le mouvement Ennahdha peut-il encore prétendre parler au nom de l’islam ?
Justement le mouvement islamiste Ennahdha est fini. Il n’a plus la capacité de structurer l’imaginaire des Tunisiens. Le paradoxe tunisien ou plutôt le génie tunisien se manifeste à travers ce laboratoire politique dans lequel de nouvelles expériences sont à chaque fois tentées. Le coup de force que nous vivons est très différent de ce qu’ont vécu tous les pays voisins et arabes. C’est une expérience inédite. Malheureusement en Tunisie, il y a cette culture de l’attentisme qui ne rend service à personne. Tout le monde attend Kaïs Saïed. Or il faut accompagner ce sursaut national, le mouvement de réformes et la reconstruction de la société tunisienne et de l’Etat. Il faut qu’on assume tous nos responsabilités.
De quelle manière ?
Il faut que les gens écrivent dans les langues étrangères pour intervenir dans le débat engagé au niveau international. L’image de la Tunisie est déformée et faussée par une certaine presse. A l’échelle nationale, il y a beaucoup à faire. La Tunisie est un pays de culture, il faut valoriser le patrimoine. Les parcs archéologiques sont dans un état lamentable. Il ne faut pas attendre le ministère de la Culture pour les réaménager. L’intervention citoyenne et celle des mécènes est requise. A Carthage, Sbeïtla, Kerkouane, Dougga, les gens doivent bouger, nettoyer ces sites, en vue d’attirer un tourisme de qualité, d’abord local, ensuite national et dans un troisième temps, international. C’est un exemple. Nous avons un pays magnifique ! Si notre tâche a consisté à le sauver des mains des islamistes, il nous appartient de le préserver pour les générations futures.